Dominique Rivard est une artiste multidisciplinaire qui explore principalement l’écriture et la photographie. Plusieurs de ses projets ont été réalisés sur la Côte-Nord. Elle s’intéresse entre autres à la nordicité, au passage et au territoire. Aujourd’hui installée en Royaume-Uni, elle revient d’une résidence d’écriture à bord du navire d’expédition Le Manguier ancré dans les glaces de la baie de Kaasarfik au Groenland où elle a passé quatre semaines. Elle y a séjourné avec d’autres artistes. Ann-Édith Daoust de Capelan Côte-Nord a souhaité en savoir plus sur son expérience.
1. Qu’est-ce qui t’as amené à vivre cette expérience et pourquoi t’es-tu intéressé à ce type de résidence d’écriture?
La plupart de mes projets prennent place à partir du bouleversement de mes conditions de vie par des expériences de mouvance ou de déplacements. Cela faisait des années que je voulais visiter le Groenland. J'étais fascinée par cette île arctique à cause de son caractère inconcevable : été comme hiver, elle est presqu'entièrement recouverte de quelques kilomètres de glace d'épaisseur.
Cette résidence de création m'a intéressée pour son caractère immersif. Je cherche à réaliser des résidences dans des milieux isolées et nordiques ou dans des contextes de solitude choisie. Je suis attirée par des expériences où les tâches quotidiennes, telles que se laver, se nourrir, se déplacer ou cuisiner, se complexifient. Mes idées germent par la nécessité de s'adapter : c'est dans la rupture de mes conditions de vie que de nouvelles perspectives se dévoilent. En ce sens, la résidence à bord d'un navire se rapprochait d'un mode de vie en camping (approvisionnement en eau, transport de nourriture, sans toilette ni douche à bord) où les gestes du quotidien se déploient à travers un axe différent et se rapprochent de l'idée d'un rituel.
2. Comment t’es-tu préparé avant ton départ? Dans quel état as-tu abordé ce voyage immersif et créatif?
Cette résidence en Arctique n'a pas nécessité une préparation mentale ou matérielle particulièrement différente de celle que j'ai l'habitude d'effectuer avant une longue randonnée ou un voyage de cyclotourisme. J'ai apporté un minimum de vêtements (légers, mais chauds), mon équipement photographique et mon ordinateur pour écrire. Probablement à cause de la pratique, j'ai développé des habitudes quant à la préparation de mes bagages qui se déroulent assez intuitivement, puisque je sais assez bien ce qui m'est nécessaire pour voyager.
J'étais dans un état d'excitation avant la résidence, car j'avais très hâte d'être en immersion dans l'hiver et de rencontrer la banquise (glace de mer), les glaciers, les icebergs, le froid arctique, etc. J'étais réjouie à l'idée d'avoir un mois entier déconnectée où j'allais me consacrer entièrement à l'écriture de mon projet de livre et à des lectures. Le rythme de la vie quotidienne laisse parfois peu d'espace pour ce type de projet, alors cela a été un véritable luxe de s'offrir un mois de travail intentionnellement dédié à l'écriture.
3. Comment s’est passé ton séjour? Quels ont été les défis auxquels tu as été confronté? Qu’est-ce qui t’a le plus surprise? Comment décrirais-tu ton expérience?
J'ai trouvé le séjour extraordinaire pour de multiples raisons : l'apprentissage sur l'histoire et la culture groenlandaise, l'omniprésence du froid (la température des cabines où nous dormions oscillait entre 0 et 5 °C), les conditions de huis clos avec les autres artistes et l'équipage, le contraste entre l'immensité du paysage extérieur et la promiscuité du carré (l'espace commun chauffé à bord du bateau).
Un des défis pour moi a été de ralentir. En Arctique, le rythme est plus lent puisqu'il dépend des conditions météorologiques. En groenlandais, on nous répondait souvent ímaqa (peut-être) quand nous tentions de planifier des déplacements ou des activités. Il fallait s'ajuster à l'ensoleillement, à l'épaisseur des glaces, aux fréquents d'imprévus, etc.
J'ai été surprise par la fréquence des états de concentration soutenue que j'ai pu expérimenté pendant la résidence. J'ai profité de périodes d'écriture et de lecture qui surviennent rarement dans ma vie quotidienne. C'est précisément pour cette raison que je trouve le déracinement provoqué par les résidences d'écriture si essentiel et fertile.
4. Comment ton expérience du Groenland est-elle similaire ou différente de ce que tu imaginais?
Je pensais qu'il allait faire plus froid. À mon arrivée mi-février, il faisait -25°C/-30°C et je pensais que la température allait rester ainsi pour le restant de mon séjour. Après quelques jours, le thermomètre est remonté entre -15°C/10°C et y est resté pour tout le reste de la résidence. De plus, le soleil était omniprésent : tout le temps un grand ciel bleu dégagé, sans vent. Il n'a neigé que trois fois. Je m'attendais à davantage de journées de blizzard où j'aurais été confiné à même le bateau. La température était d'ailleurs si chaude que la banquise a commencé à fondre prématurément, ce qui empêche les déplacements en motoneige essentiels entre les villages des îsles environnantes. Puisque la banquise côtière (appelée fast-ice) est de la glace de mer, elle congèle à une température inférieure à 0°C; selon son degré de salinité. Les conséquences du réchauffement climatique seront désastreuses au Groenland et dans tous les pays nordiques qui dépendent sur les routes de glaces et de neige pour se déplacer : comme la Route Blanche sur la Basse-Côte-Nord.
5. De quelle façon le lieu où tu te trouves influence-t-il ton écriture?
Mes textes explorent l'autofiction : un genre littéraire situé au croisement entre le récit réel de ma vie et le récit fictif explorant et se construisant à partir de mes expériences vécue. De ce fait, le lieu, ou plutôt les lieux, façonnent directement et complètement mon écriture puisqu'ils servent de point de départ à la plupart de mes idées. Cependant, je n'écris pas d'un lieu en particulier, j'écris à partir de la rupture avec ces lieux : soit par des mouvances, des traversées, des séjours ou des départs. C'est sous l'axe du mouvement que je réfléchis aux lieux et non par leur appartenance à l'idée d'une fixité.
Évidemment, les phénomènes météorologiques, les paysages et le mode de vie adopté au Groenland transparaîtront dans mon projet d'écriture. Mes conditions de création et d'écriture sont inhérentes à mon mode de vie. Et ce dernier, je m'organise consciemment à l'orchestrer par des déplacements ponctuels ou des ruptures. C'est dans ces failles que je trouve mes trésors.
6. Tu as apporté avec toi quelques produits de Capelan. De quelle façon t’ont-ils accompagné?
Pour la résidence au Groenland, j'ai apporté le kangourou en polar (sweat polaire effet mouton) ainsi que le passe-montagne Capelan. J'ai porté le kangourou quotidiennement, autant à l'intérieur du bateau qu'à l'extérieur pour mes marches sur la banquise. Habituellement, je portais une couche de base en mérinos, un manteau en duvet et le kangourou par-dessus le tout. J'ai apprécié la poche ventrale avec une fermeture éclair pour transporter le kit de sécurité que je devais avoir sur moi en tout temps : sifflet, couverture de survie et chauffes-mains. Le passe-montagne a été pratique lors des journées venteuses, sa coupe surdimensionnée protégeait les côtés de mon visage du vent et son style me plaît : il me fait penser à des habits du désert (de sable ou de glace) provenant d'un film de science-fiction.
7. Qu'est-ce qui est ressorti de cette expérience? De quelle façon elle teinte ton parcours artistique?
Cette expérience m'a rappelé à quel point la saison hivernale et la nordicité m'habitent. J'ai en moi une fervente passion pour l'hiver, les sensations du froid, la texture de la neige, les précipitations, la diversité des qualités lumineuses, la variation du son des pas sur la neige, la glace, la banquise et les phénomènes atmosphériques qui évoluent dans les ciels nordiques ou polaires (l'aurore boréale, le halo de 22 degré, le fata morgana). Cette résidence au Groenland m'a rappelé ma période de vie sur la Côte-Nord.
Mon séjour au Groenland teinte mon parcours artistique en y ajoutant une autre expérience de déplacement très proche de l'idée d'une fiction. En effet, réaliser une résidence d'un mois en huis clos sur un navire pris dans la banquise arctique m'apparait comme une idée qui aurait pu sortir de mon imagination. En ce sens, cette résidence exacerbe les manifestations de ma propre dispersion dans des environnements nordiques ou isolés : une idée fondatrice de ma pratique.
8. Ton travail tourne beaucoup autour de la nordicité. Tu as habité la Côte-Nord, tu l’as sillonnée, tu y as travaillé. Qu’est-ce qui te fascine de l’hiver, de la nature et du froid?
Mon essence est nordique. Vivre en Europe, plus précisément au Royaume-Uni, me le rappelle constamment : c'est à travers mon déracinement du Québec que je constate à quel point il m'habite et me définit. Mon lien avec l'hiver est une relation importante dans ma vie envers laquelle je dédie un soin et une attention particulière.
J'ai rencontré la Côte-Nord à l'hiver 2016, dès mes premiers arrêts (Baie-Comeau, Sept-Îles), j'ai su que j'y passerai une période de temps : un appel se faisait ressentir. J'ai adoré vivre sur la Côte-Nord, j'étais fascinée par le rythme et l'importance du cycle des saisons et les répercussions que cela avait sur mon environnement immédiat et sur mon mode de vie.
9. Qu’est-ce que la Côte-Nord t’a apporté dans ton parcours d’artiste?
La Côte-Nord a été déterminante pour démarrer ma carrière artistique. En 2016, je n'avais étudié ni en arts visuels, ni en création littéraire, mais je sentais que j'avais le souhait de réaliser des projets artistiques et d'écrire. La Côte-Nord m'a offert du temps, de l'inspiration et mes premières reconnaissances en tant qu'artiste professionnelle. C'est à Natashquan et sur l'île d'Anticosti que j'ai écrit mon recueil de poésie Carnet des tempêtes (OMRI, 2017). C'est sur le long de la route 138 que j'ai réalisé des autoportraits photographiques pendant plusieurs années. C'est à Baie-Comeau, Fermont et Natashquan que j'ai réalisé mes premières expositions et activités de médiation en tant qu'artiste et autrice. La Côte-Nord a été un levier pour débuter ma pratique, elle m'a permis d'avoir du temps, de l'espace et un soutien pour concrétiser mon travail.
10. Aujourd’hui établie à Glasgow au Royaume-Uni. Pourquoi ce choix? Qu’est-ce que tu aimes là-bas?
Je suis allée vivre à Glasgow au Royaume-Uni pour y compléter une maîtrise en arts visuels à la Glasgow School of Art. J'étais curieuse de vivre en immersion dans une nouvelle culture, un autre continent et une autre langue (ici, on rejoint aussi ma pratique qui s'intéresse aux conditions nouvelles qui surgissent du bouleversement des conditions de vie). L'Écosse m'a interpelé vu la proximité entre la ville et la nature. La mer, les îsles, les montagnes, et les lochs sont facilement et rapidement accessibles à partir de Glasgow. J'aime vivre dans la dispersion, dans la rupture et dans la multiplicité. J'apprécie briller par l'absence et redéfinir mon envie d'habiter. Aussi, je constate que le bousculement entre différents lieux de vie me les fait apprécier d'une façon plus consciente, puisqu'ils sont choisis et que chaque aller-retour entre eux me rappelle les motivations derrière ces choix.
11. Quels sont tes projets futurs? Vas-tu revenir sur la Côte?
Mon principal projet est le livre sur lequel j'ai travaillé pendant la résidence.
J'écris un livre-labyrinthe d'autofiction qui touchera une multitude de sujets visant à développer leur propre nomenclature : l'origine du maelström, la combustion du spermaceti (blanc de baleine), la translucidité des glaces, les guides de plein air, l'insularité de la convalescence, l'autothéorie comme pratique féministe, les mythes de l'activité magnétique solaire, les cartes interactives de l'état des glaces de la Garde côtières canadienne, la météo du cosmos, et tellement plus.
Oui, je vais très certainement revenir visiter la Côte. J'aimerais beaucoup y passer une partie de l'hiver prochain. Sur l'île d'Anticosti peut-être ?
***Les photos de l'article ont toutes été prises par Dominique Rivard au Groenland pendant sa résidence.